Le comédien et le machiniste

Louis Jouvet, comédien, pédagogue et metteur en scène de théâtre français. 1887-1951.

« Quand je considère les gens de théâtre, c’est le machiniste qui m’apparaît, pour avoir, mieux qu’un autre, le sens dramatique. Tout ce que je sais du théâtre, je l’ai appris d’abord avec les machinistes, sur la scène, dans cet espace imaginaire où se passent des actions imaginaires qu’on appelle pièces de théâtre. Dans cette profession où chacun travaille dominé par un sentiment, le machiniste est peut-être le plus éminent. Celui qui sait dire le sens des choses invisibles, celui qui sait en faire les écrans, qui a le sens du théâtre.

Le poète en a le don, l’acteur s’y exerce et en profite de toute façon mais le machiniste en a comme le secret. Car il a le sens du métier. Un métier secret et qui fait du secret du théâtre, le secret d’un métier.

Le sentiment dramatique de l’acteur n’est pas celui du lieu. Il peut jouer deux cent fois et serait incapable de décrire le décor qui le reçoit.

Il n’a de sentiments dramatique que pour lui-même, pour son costume, son entrée et sa sortie de scène. Le lieu ne le préoccupe pas. La salle plus que la scène lui importe beaucoup plus. Est-elle trop grande ou trop petite ? Il ne s’occupe que de son texte et de sa scène. Et toute sa fonction est réduite à ce duel entre son rôle et le public. Son sentiment dramatique est orienté sur un personnage, qu’il parasite et où il se ventouse et se sustente.

Jean Mounet-Sully dit Mounet Sully, acteur français, 1841-1916.

D’ailleurs ce sentiment n’est pas désintéressé. Il vise à son succès, à son éclat. S’il est applaudi, tout disparaît autour de lui, s’il n’est pas remarqué rien n’existe des beautés environnantes.

Mais celui qui vit et travaille pour le lieu dramatique agit bien différemment.

Celui qui pendant des semaines, cloue, colle, scie, invente par cent devis : menuiser, forgeron, ébéniste, charpentier, gabier, tapissier, tapeur, ingénieur et ouvrier à la fois. Que n’est il pas ?

Il sait tout faire : Un salon, une cabine de bateau, un palais grecque une chambre renaissance.

Celui-là éprouve et pratique le sentiment dramatique à l’état pur pour tout ce qui touche au théâtre. Ce que j’ai vu ou appris de lui est la vraie tradition.

On se sent l’âme d’un spectateur à être assis dans la salle vide et contempler la scène en travail.

Voir le décor se former peu à peu, errer dans la salle et aller s’asseoir dans d’autres fauteuils, visiter les loges et les avants scènes d’où l’aspect du décor change à chaque fois. Rendre à chaque fois par l’imagination, l’état d’esprit, le rang, la condition du spectateur qui occupera cette place.

On imagine qui il sera, comment, avec qui. On se met à sa place, ressentons sa joie ou sa mélancolie.

Soudain les lumières en s’allumant ou en s’éteignant viennent changer les proportions et les perspectives du décor.

 

Errer dans les coulisses pendant que les hommes s’affairent dans une lente attention, une ardente patience, avec des gestes simples.

Ils passent, repassent, descendent dans les dessous du théâtre, ces entrailles, cet enfer qui a la magie, la sorcellerie, le charme et l’aspect redoutable et incompréhensible des greniers de notre enfance.

 

Ils montent dans les cintres, sur les passerelles et les services, les balcons semblables aux bastingages des bateaux avec leurs lices et leurs cordages, bien arrêtés par des chevilles régulièrement espacées dont la part inutile est roulée sur le plancher. Pour ne pas impatienter ces hommes, on s’efface et on retourne dans la salle. »

Le théâtre est un domaine où les êtres et les choses touchent enfin à la liberté.

 

  • Extrait de « Louis Jouvet, Préface à l’édition en langue française de La Pratique pour fabriquer scènes et machines du Théâtre par Nicola Sabbattini, 1942, pp. 39-40. »
  • Ecoutez l’Enregistrement du texte lu par Pierre Fresnay.
  • Voir le Lexique du Théâtre ainsi que l’article Scénographie, par Jean Cholet.
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À propos Christophe Vic

Christophe Vic. Comédien né en 1976. Formé au conservatoire de théâtre d’Avignon. Initié à la commedia dell Arte, la danse contemporaine, la danse-théâtre et le théâtre équestre. Depuis 2007, j’ai joué dans une trentaine de spectacles auprès de divers artistes (comédiens, musiciens, danseurs, cavaliers) au service de divers genres et auteurs (Feydeau, Aristophane, Queneau, Gélas, Fetat…). Lecteur régulier pour la radio, La Chartreuse de Villeneuve les Avignon et le Festival des voix de la méditerranée de Lodève. Je joue encore dans « Inconnu à cette adresse » de Kresmann Taylor, « Une bête sur La Lune » de R.Kalinoski, « A Montmartre, cette année là ! », comédie musicale de F.Brett et E.Breton, « Fragment d’une Vie errante » de Joël-Claude Meffre, « Voltaire Vs Rousseau » pour la Cie Labo T et « La Visite », de Victor Haïm. En tant qu’enseignant de théâtre, je mène et accompagne également de nombreux groupes dans des projets de scènes allant des plus jeunes aux seniors dans les cadre scolaire (Ecoles, Collèges, Lycées), associatifs (Spectacles chorales, grands amateurs, enfants en situation de handicap) ou de stages spécifiques.